Sur les 350 000 nouveaux cas de cancer diagnostiqués chaque année, près d’un tiers sont des travailleurs en activité. « L’épreuve de cette maladie induit un profond bouleversement à la fois physique et psychologique, qui a forcément un impact sur la vie professionnelle, explique Géraldine Magnier-Deblaye, coach à la Maison des patients et des proches de l’Institut Curie, à Saint-Cloud, dans les Hauts-de-Seine. Qu’ils choisissent de s’arrêter pendant la durée des traitements ou qu’ils restent en poste, ces actifs ont tendance à sous-estimer les difficultés auxquelles ils vont être confrontés. En France, le monde de l’entreprise est mal préparé à accueillir ces malades. » Selon une étude de l’Institut national du cancer (Inca) publiée en juin 2014, seuls six travailleurs sur dix sont encore en poste deux ans après le diagnostic. Et cela s’explique en partie par les effets secondaires de la chirurgie, de la chimiothérapie et de la radiothérapie : la fatigue et la fatigabilité accrue, la douleur, les troubles de la mémoire ou encore les difficultés à se concentrer se retrouvent chez la plupart des patients pendant toute la durée des traitements, et même au-delà. « Ces effets indésirables persistent plusieurs mois, voire des années, précise Aline Bailly, responsable de la Maison des patients et des proches. Dans ces conditions, difficile de travailler l’esprit serein et au même rythme qu’avant la maladie. »
Anxiété et dépression
A tout cela s’ajoute l’angoisse causée par l’absence de visibilité sur l’évolution du cancer. Le patient ne sait jamais si, au bout du compte, il va s’en sortir. Quand les traitements s’arrêtent, les trois quarts des patients peuvent être considérés comme guéris (ils n’entendront plus parler de leur maladie), mais pour 25 % d’entre eux, il ne s’agit que d’une rémission, et le retour du cancer les obligera à être traités de nouveau. Cette incertitude peut rapidement conduire à la déprime, voire à la dépression. Un état qui est en outre aggravé par le regard des collègues et la crainte d’être jugé. « Le cancer reste un véritable tabou : cette maladie fait peur, constate Géraldine Magnier-Deblaye. En parler, en particulier au travail, est très compliqué. S’il y a de la bienveillance de la part des collaborateurs, on peut aussi y rencontrer des maladresses et une curiosité mal placée. Après, cela dépend des personnes : certains patients vont avoir des réticences à évoquer le sujet, d’autres auront besoin de partager. »
Pour Aude, qui témoigne dans un petit livret édité par la Maison des patients et des proches (lire aussi l’encadré « Pour en savoir plus », en bas de page), les choses ont été claires dès le début : « Le fait d’annoncer ma maladie à mon environnement professionnel élargi m’a été très bénéfique, raconte-t-elle. Le dire m’a permis d’envisager, avec mon responsable hiérarchique, la meilleure manière de maintenir une activité professionnelle durant les traitements. » La loi permet en effet des aménagements du poste et des conditions de travail pour tout salarié atteint de maladie grave. Seulement, « ces dispositifs ne sont pas toujours faciles à mettre en œuvre et ne bénéficient pas à tous, observe l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) sur son site Internet. Les entreprises françaises gèrent ces situations au cas par cas, de façon peu formalisée et peu anticipée. »
Quoi qu’il en soit, dans la grande majorité des cas, les conséquences de la maladie conduisent le patient à interrompre son activité professionnelle, parfois pendant plusieurs mois. Selon une étude de l’Institut Curie, seuls 27 % des salariés continuent à travailler pendant leurs traitements. Et pour certains, physiquement, l’option est tout simplement inenvisageable.
Une vie normale ?
Pour ceux qui se sont arrêtés, la reprise du travail après la douloureuse parenthèse de la maladie signe le retour à la vie normale. Il s’agit d’une phase cruciale : celle de la reconstruction. Au-delà des motivations financières, « il y a un double enjeu social et psychique, car le travail aide à retrouver une place, à être un acteur dans la société », souligne Monique Sévellec, psychosociologue, auteur d’une étude menée en 2008 pour l’Institut Curie. La reprise du travail peut aussi traduire la volonté de combler le vide laissé par l’arrêt brutal des traitements : du jour au lendemain, la personne passe d’un quotidien rythmé par les rendez-vous médicaux, les séances de chimio ou de radiothérapie à des journées parfois dénuées de sens. Retrouver son poste peut alors devenir un nouvel objectif. Malheureusement, cette reprise tant attendue « reste difficile, car elle montre souvent que plus rien ne sera jamais comme avant », ajoute Monique Sévellec. Pour certains, rapidement, la panique prend le dessus : « Les personnes culpabilisent d’avoir été absentes si longtemps, remarque Géraldine Magnier-Deblaye. Elles ont peur de ne plus être performantes et se demandent comment elles vont faire pour abattre la charge de travail qui les attend. Sans parler de la crainte de la mise au placard ou du licenciement. »
Autre obstacle : le décalage avec l’entourage professionnel, qui ne comprend pas toujours la complexité de l’après-cancer. « A partir du moment où l’on reprend son poste, tout le monde considère que tout va bien et que tout est réglé », témoigne un autre patient. L’entreprise elle-même a souvent tendance à surestimer les capacités de la personne et à ne pas tenir compte de ses séquelles éventuelles. « Si ce retour au travail n’est pas suffisamment anticipé, il ne pourra pas se faire dans de bonnes conditions », estime Géraldine Magnier-Deblaye. L’échec et la déception sont parfois tels que le salarié retourne en arrêt de travail, avec un risque augmenté de dépression et l’impression de ne pas avoir été à la hauteur.
Un temps de convalescence
« A la fin des traitements, raconte Kate, touchée par un cancer du sein il y a deux ans, je voulais retourner au travail le plus vite possible, c’était un devoir. Or, mon corps et mon âme disaient complètement autre chose. J’étais très fatiguée et un peu perdue. » Bien préparer sa reprise, c’est d’abord prendre le temps de se reposer et de s’occuper de soi. Pour cela, le patient peut demander un prolongement de l’arrêt de travail à son cancérologue ou à son médecin traitant.
Pendant cette période de convalescence, « il s’agira aussi de réfléchir à ses nouvelles aspirations professionnelles, conseille Aline Bailly. Avec le cancer, le bouleversement émotionnel est tellement intense que les priorités peuvent changer fondamentalement. » La personne peut s’être détachée des ambitions et des motivations qu’elle avait jusque-là. « Quand j’ai commencé à penser à mon retour, se souvient Marion, j’avais la volonté très nette de m’inscrire en rupture par rapport au passé. Il était hors de question que je revienne dans le même contexte de travail. La pression continue, les chiffres à atteindre : je n’en voyais plus du tout l’intérêt. » Changement de points de vue, de valeurs, volonté de s’investir dans une activité qui soit plus gratifiante… : quand le décalage avec la réalité du métier qu’ils exercent est trop important, certains salariés, à leur retour, décident de démissionner et de faire complètement autre chose.
Pour trouver de l’aide et nourrir leur réflexion, les patients peuvent se tourner vers les structures d’accompagnement dédiées : le service social de l’hôpital, les groupes de parole ou encore les ateliers de retour à l’emploi comme celui que propose la Maison des patients et des proches de Saint-Cloud. Une autre piste consiste à se renseigner auprès de sa mutuelle ou des caisses régionales d’assurance maladie, dont certaines mettent en œuvre des services spécifiques afin de favoriser le maintien dans l’emploi des personnes gravement malades (information, aide à l’élaboration d’un projet professionnel adapté, reconversion).
Garder le lien avec son entreprise
« Pendant toute cette période et même pendant les traitements, on préconise aux patients de garder le contact avec leur environnement de travail, explique Géraldine Magnier-Deblaye. C’est une façon de se tenir informé de ce qui se passe dans l’entreprise et de maintenir le lien avec les collaborateurs. »
Une fois que le salarié se sent prêt et que, libéré de toute culpabilité, il a vraiment envie de retourner travailler, il peut s’aider des dispositifs légaux qui facilitent la reprise progressive de l’activité professionnelle. Grâce à un temps partiel thérapeutique, par exemple, la personne reprend son poste en douceur, en fonction de sa fatigabilité et en se laissant du temps pour soi. « Bien entendu, cela n’est valable que si la charge de travail est également réduite, observe Géraldine Magnier-Deblaye. Le temps partiel thérapeutique est destiné à favoriser la guérison du patient, et non à le conduire au surmenage. » Pour bénéficier de cet aménagement particulier, prescrit par l’oncologue ou le médecin traitant et validé par le médecin-conseil de l’Assurance maladie, le salarié doit avoir été absent pour maladie pendant au moins vingt et un jours ou de façon répétée pour raison de santé. Pendant toute la durée du temps partiel thérapeutique (qui ne peut excéder trois ans), l’employeur rémunère la personne en fonction des heures travaillées et la caisse de Sécurité sociale lui verse des indemnités journalières.
« Si on ne lui propose pas d’aménagement, le salarié ne doit pas hésiter à le demander, insiste Géraldine Magnier-Deblaye. Lui seul sait où il en est, quelles sont ses limites, de quelle façon il souhaite reprendre. Je conseille toujours aux patients de ne pas manquer la visite de pré-reprise, qui a lieu avec le médecin du travail quelques semaines avant le retour en poste. L’idée est qu’ils arrivent à ce rendez-vous avec une proposition détaillant tous ces aspects et, bien sûr, ouverte et négociable avec l’employeur. » Une telle démarche permet souvent de trouver la meilleure solution pour tout le monde. L’employeur n’est pas obligé d’accepter la mise en place d’un temps partiel thérapeutique, mais « refuser n’est pas dans son intérêt, souligne la coach. Finalement, qu’est-ce qui est le mieux : que la personne reprenne rapidement, qu’elle s’épuise, qu’elle s’écroule et s’arrête à nouveau pendant six mois ou qu’elle revienne progressivement, avec la quasi-certitude de rester ? »
L’aménagement du poste de travail
Autre dispositif possible pour une reprise en douceur : l’aménagement temporaire du poste de travail, qui réside par exemple dans l’allégement de la charge de travail, dans l’autorisation de s’absenter pour se rendre à ses rendez-vous médicaux de suivi ou encore dans la modification des horaires de travail. Après avoir examiné la situation à la demande du salarié, le médecin du travail émet des recommandations qui prennent en compte ses capacités et ses limites. L’employeur fait ensuite des propositions, et les deux parties se mettent d’accord. Des visites régulières auprès du médecin du travail permettront à ce dernier de réajuster les recommandations si nécessaire. Cet aménagement a de nombreux avantages : il donne par exemple à la hiérarchie la possibilité d’anticiper les difficultés en évaluant la redistribution de la charge de travail et ses conséquences sur l’équipe. « C’est à l’entreprise de bien expliquer aux collègues l’intérêt d’un allégement de travail pour le salarié, ajoute Géraldine Magnier-Deblaye. Cela permet d’éviter les conflits. »
Enfin, les salariés dont les séquelles sont vraiment importantes peuvent demander la reconnaissance du statut de travailleur handicapé auprès de la maison départementale des personnes handicapées (MDPH). Grâce à celui-ci, l’accès à des formations professionnelles qualifiantes ou à un bilan de compétences, par exemple, est facilité.
On le voit, une reprise réussie ne se fait pas sans l’implication coordonnée de l’ensemble des acteurs concernés : le salarié, le médecin oncologue, le médecin traitant, le médecin du travail, les ressources humaines, la hiérarchie, l’équipe soignante, le service social de l’hôpital… Hélas, une telle coopération est encore loin d’être systématique. Actuellement, la majorité des salariés ne bénéficient pas de la visite de pré-reprise et le médecin du travail n’entre que très rarement en contact avec les équipes soignantes. Le maintien dans l’emploi du patient « dépend vraiment de la culture de son entreprise et du management qui y est appliqué, constate Géraldine Magnier-Deblaye. Quelle place donne-t-on à cette personne qui a beaucoup souffert ? Un salarié ne sera performant que s’il se sent considéré, c’est la première des choses. Sans solidarité ni bienveillance, ça ne peut pas marcher. » Et la coach de conclure : « C’est une question de savoir-être et d’humanité, tout simplement. »