Pénurie de médicaments : la Ligue contre le cancer tire la sonnette d’alarme
Le 14 septembre, la Ligue contre le cancer lançait une campagne pour alerter sur la pénurie de médicaments anticancéreux. Selon Axel Kahn, médecin généticien et président de la Ligue, 40 de ces produits ont été en rupture ces dernières années. Du rapatriement de la production depuis l’Asie vers l’Europe au rééquilibrage des forces entre les États et l’industrie pharmaceutique, en passant par la constitution de stocks plus importants de médicaments à intérêt thérapeutique majeur, les experts avancent plusieurs solutions pour inverser la tendance.
Si la crise sanitaire liée au coronavirus Sars-CoV-2 a mis en lumière les pénuries de médicaments nécessaires à la réanimation (anesthésiques, analgésiques, myorelaxants), certains traitements utilisés contre le cancer sont aussi de plus en plus difficiles à trouver. Parmi les produits signalés en tension ou en rupture d’approvisionnement auprès de l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) en 2017, 22 % concernaient la cancérologie. « Dans le domaine du cancer, il y a 40 médicaments majeurs qui ont connu des pénuries parfois prolongées et graves », a préciséAxel Kahn, médecin généticien et président de la Ligue nationale contre le cancer, le 14 septembre sur France Info. Le jour même, la Ligue lançait une campagne pour sensibiliser la population aux conséquences de ces pénuries sur les malades, alerter les pouvoirs publics sur l’urgence de la situation et responsabiliser les industries du médicament. Quelles que soient les spécialités, depuis une dizaine d’années les ruptures d’approvisionnement sont de plus en plus fréquentes et les gouvernements successifs peinent à apporter des solutions efficaces.
Des médicaments anciens tombés dans le domaine public
Comment expliquer de tels phénomènes ? Pour Axel Kahn, la cause principale des pénuries d’anticancéreux est liée à leurancienneté. Il s’agit souvent de médicaments « relativement anciens, qui ne sont plus couverts par les brevets, dont les prix ont été tirés vers le bas par la concurrence. Cela n’intéresse plus les laboratoires de les fabriquer, à peine de les vendre », explique-t-il. Les industriels cherchent alors à optimiser leurs coûts, la production se segmente, part à l’étranger, les sous-traitants se multiplient et le fonctionnement de l’économie à flux tendus avec des stocks réduits au minimum se généralise. Au final, les laboratoires font fabriquer ces médicaments « avant tout en Chine ou en Inde et il y a souvent un seul fournisseur mondial par molécule de base. Quand un lot de fabrication connaît un pépin, c’est tout le lot qui est détruit et il y a une pénurie pendant quatre ou cinq mois », précise Axel Kahn. Mais ce n’est pas tout : « Les traitements contre le cancer comportent aussi des innovations à des coûts parfois tellement exorbitants qu’ils mettent en péril la pérennité des financements publics », constate de son côté Étienne Caniard, ancien président de la Mutualité française et expert reconnu des systèmes de santé. Les laboratoires et l’État ne parviennent pas à se mettre d’accord sur le prix de commercialisation de ces produits et le montant de leur remboursement. Du coup, certains sont absents du territoire français. On le voit bien, « l’industrie pharmaceutique ne fonctionne pas selon un modèle économique classique : la fixation des prix ne répond à aucune règle et à aucune logique. Elle est simplement le résultat d’un rapport de force entre l’industrie des médicaments et les États », précise l’expert.
Perte de chances pour les malades
Finalement, « les malades n’ont pas accès à des médicaments qui existent et c’est là que réside probablement la perte de chances la plus importante pour eux », constate Étienne Caniard. D’après la Ligue, il faudrait relocaliser la fabrication des spécialités d’importance majeure, dont les anticancéreux, en France et en Europe, et constituer des stocks importants. « Il me semble plus facile d’agir sur ce second levier », note Étienne Caniard. Car, selon lui, « la production locale n’est pas une garantie contre les ruptures d’approvisionnement ». Elles viendraient plutôt des situations de monopole qui caractérisent l’industrie pharmaceutique. Notre pays a par exemple été frappé il y a quelques années par une grave pénurie de corticoïdes, dont le principe actif est pourtant produit en Italie du Nord, mais avec un monopole quasi mondial. Un simple dysfonctionnement du calibrage des chaînes de production a suffi à bloquer la fabrication pendant plusieurs semaines.
Dysfonctionnement des organisations internationales
« Ces dernières années, nous assistons à une fragmentation de la régulation et à un dysfonctionnement des organisations internationales, regrette Étienne Caniard. Nous vivons une crise très profonde du multilatéralisme. » Selon lui, le rééquilibrage des forces vis-à-vis des laboratoires ne se fera pas sans un renouveau de la coopération entre les États. Face à une industrie organisée et concentrée où les participations croisées entre firmes sont nombreuses, le développement de mécanismes de régulation plus contraignants est pour le moment difficile à mettre en œuvre. Autre idée de l’expert pour faire face à l’opacité des laboratoires : créer des systèmes d’information modernes qui permettraient de comprendre ce qui se passe dans la chaîne du médicament afin d’anticiper les risques de ruptures. « À ce jour, que ce soit au niveau de l’ANSM ou de l’Europe, les systèmes d’information sont incapables de produire une cartographie précise, opérateur par opérateur et site par site, de l’ensemble des étapes de la production de la totalité des spécialités commercialisées. » Les États pourraient commencer par concentrer leur action autour d’une liste de médicaments à intérêt thérapeutique majeur, déterminée au niveau international. En Europe, enfin, la création d’une Haute autorité de santé européenne permettrait en outre « d’harmoniser l’ensemble des pratiques » et ainsi de gagner davantage de poids.
© C I E M / Delphine Delarue
Relocalisation de la fabrication de Doliprane : la fausse bonne idée ?
Pour certains experts, comme Étienne Caniard, ancien président de la Mutualité française, ou Isabelle Méjean, élue cette année meilleure jeune économiste de France, il n’y a pas de corrélation clairement établie entre la pénurie des médicaments et la délocalisation de leur production vers l’Asie. La relocalisation ne serait donc pas forcément une bonne idée et, selon eux, l’exemple du paracétamol le montre bien. Annoncé cet été, le rapatriement de toute la chaîne de production de l’antalgique préféré des Français, essentiellement commercialisé par Sanofi et Upsa, a été décidé suite aux craintes de ruptures d’approvisionnement pendant le premier confinement. Une usine devrait donc être construite en France d’ici trois ans, grâce à une enveloppe de 200 millions d’euros promise par Emmanuel Macron. Or « le paracétamol n’a jamais manqué dans notre pays », révèle Étienne Caniard. En réalité, au printemps,le rationnement avait été imposé en réaction aux inquiétudes des consommateurs, qui se sont rués dans les pharmacies par peur de manquer. C’est la hausse brutale de la demande qui a fait craindre la pénurie, cela n’a donc rien à voir avec le fait que le principe actif du paracétamol soit importé de Chine et des États-Unis. « La connaissance imparfaite des risques de rupture conduit à privilégier l’effet d’annonce, constate l’expert. L’implantation d’une usine de production du paracétamol en France relève plus d’une politique de communication que d’une analyse des risques et des besoins pour la population. »