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Antoine Brézin : « Des progrès sur la connaissance du fonctionnement de l’œil sont réalisés en permanence »

Professeur d’ophtalmologie à la faculté de médecine de l’université Paris-Cité et chef du service d’ophtalmologie de l’hôpital Cochin.

Dans son dernier ouvrage Comprendre et soigner ses yeux*, ce professeur d’ophtalmologie nous emmène à la découverte de cet organe fascinant nimbé de mystères. Afin de mieux soigner les maladies de l’œil et les troubles visuels, il est important de comprendre comment il fonctionne et ce qu’il nous apprend sur notre santé.

Vous écrivez que l’œil est une fenêtre sur le corps. Pourquoi ?

C’est le seul organe que l’on voit directement car la cornée est transparente. C’est comme cela que nous voyons : les rayons lumineux passent à travers les structures transparentes de l’œil pour aller jusqu’à la rétine. De manière inverse, l’ophtalmologiste voit l’organe, ce qui est unique en médecine. Le cardiologue lui doit faire des examens, comme une coronarographie ou une échographie cardiaque, pour comprendre comment marche le cœur mais il ne le voit pas. Le pneumologue, par exemple, ne voit pas non plus directement l’organe qu’il prend en charge. En outre, l’œil permet de détecter des maladies générales, nombreuses à donner des manifestations ophtalmiques. En regardant la rétine, nous pouvons ainsi faire le bilan des dégâts du diabète. Un fond d’œil peut aussi révéler des maladies infectieuses, comme la toxoplasmose, la tuberculose, la syphilis, une immunodépression liée au VIH, mais aussi des maladies auto-immunes.

Connaît-on mieux le fonctionnement de l’œil ?

Les méthodes d’imagerie notamment sont en pleine évolution et nous ont permis d’avancer dans la compréhension du fonctionnement clinique de l’œil et surtout dans l’analyse. Nous avons aujourd’hui, grâce à l’imagerie, le moyen de nous rendre compte de ce qui se passe dans l’œil avec une précision extraordinaire et de manière non invasive. Avec une technique telle que l’optique adaptative, l’ophtalmologie peut analyser in vivo la rétine à l’échelle de la cellule. Ces techniques sont calquées sur celles utilisées pour les observations astronomiques. À ce jour, il s’agit d’instruments utilisés pour la recherche. Cependant, on peut prédire que dans quelques années ces outils permettront de diagnostiquer encore plus précocement et plus précisément certaines maladies rétiniennes, notamment d’origine vasculaire, ce qui permettra de déclencher à temps des traitements efficaces.

Que reste-t-il à découvrir sur cet organe ?

De nombreux défis persistent concernant la compréhension du fonctionnement de l’œil. À titre d’exemple, les mécanismes permettant de réguler la longueur de l’œil pour que les rayons lumineux soient focalisés sur la rétine demeurent largement inconnus. Une progression spectaculaire de la fréquence de la myopie est observée, en particulier en Asie, chez les enfants qui passent leurs journées devant des écrans, sans activité de plein air. Cependant, les mécanismes liant une sollicitation permanente, excessive, de la vision rapprochée avec l’élongation de l’œil, sont inconnus. L’œil de ces enfants, qui sollicitent insuffisamment la vision d’objets au loin, s’adapte et devient myope mais on ignore encore le fonctionnement de cette régulation.

Où en sont la connaissance et les traitements des maladies oculaires ?

En ce qui concerne le kératocône, déformation progressive de la cornée, nous avons à la fois des études pour essayer de comprendre cette maladie – nous pensons que le fait de se frotter les yeux est une cause importante mais qu’il y a aussi probablement des causes génétiques – et sur les traitements pour essayer de bloquer cette déformation. Nous avons aujourd’hui des moyens de traiter des maladies de la rétine que nous n’avions pas autrefois. Nous avons ainsi fait des progrès dans le traitement de la dégénérescence maculaire liée à l’âge (DMLA), dans la rétinopathie diabétique si elle est détectée suffisamment tôt et du glaucome, excès de tension dans l’œil, pour lequel nous disposons maintenant de médicaments, de collyres et de techniques chirurgicales. La chirurgie « mini-invasive » du glaucome est un domaine en pleine effervescence. Des stents (petits tubes) sont développés pour réguler la pression intraoculaire, des nouveaux lasers permettent aussi d’améliorer la perméabilité du trabéculum, c’est-à-dire du site où l’humeur aqueuse est évacuée.

Quelles sont les techniques innovantes ?

Nous avons fait d’énormes progrès dans les greffes de cornée. Celles-ci sont maintenant très précises. Au lieu de greffer la cornée entière, on change juste la couche malade. La chirurgie de la cataracte en 2024 est une chirurgie encore plus sûre qu’auparavant : elle se fait sous anesthésie locale et les taux de succès sont bien supérieurs à 99 %. En outre, à cette occasion, on corrige les défauts optiques que la personne avait depuis l’enfance. Par exemple, on peut lui proposer de ne plus être myope, hypermétrope, astigmate. Les lasers s’améliorent en permanence pour faire de la chirurgie réfractive.

À quelles limites se heurte encore cette discipline ?

Nous restons démunis pour traiter les maladies du nerf optique et la forme sèche de la DMLA. Pour la forme humide, nous arrivons un peu à traiter les complications avec des injections d’un produit dans l’œil pour faire régresser les vaisseaux anormaux qui se sont mis sous la rétine. Nous avons cependant l’espoir de pouvoir améliorer la prise en charge de la forme sèche. Des traitements sont en effet en cours d’expérimentation, des médicaments mais aussi des traitements avec des lasers. Pour la DMLA humide, une des limites du traitement concerne la durée d’action des injections qui sont aujourd’hui mensuelles et donc contraignantes pour les patients.

Quid de la thérapie génique pour traiter les maladies oculaires ?

Quelques essais de thérapie génique sont en cours pour des maladies oculaires rares, telles que l’amaurose congénitale de Leber ou la neuropathie optique héréditaire de Leber (les deux affections sont associées au même patronyme mais sans rapport). Les rétinopathies pigmentaires ou dystrophies rétiniennes, dans leur ensemble, constituent les affections candidates à la thérapie génique. Toutefois, il persiste de nombreux défis pour que la vision de ces patients soit restaurée. Il faut arriver à faire parvenir le gène fonctionnel au niveau du tissu atteint, s’assurer que celui-ci conduise bien à la restauration d’une fonction rétinienne normale. La route est encore longue pour que la thérapie génique permette à ces patients de retrouver une vision normale.

Quels sont les principaux défis que doit relever l’ophtalmologie ?

Il reste encore de nombreux défis technologiques comme la robotisation de la chirurgie. Un des grands enjeux est la restauration de l’accommodation. Après 40 ans, il existe une réduction progressive de l’accommodation, c’est-à-dire la réduction progressive de la capacité de l’œil à effectuer la mise au point automatique en vision rapprochée grâce au cristallin : c’est la presbytie, qui nécessite le port de lunettes. 

L’objectif est d’arriver à ce que les personnes presbytes puissent se passer de lunettes grâce à des systèmes qui permettent de déformer le cristallin : des implants accommodatifs. Il y a aussi des défis de santé publique pour assurer une offre de soins ophtalmologiques sur tout le territoire. Pour cela, il faut un changement d’organisation et notre discipline est en train d’évoluer de manière majeure. Comme il n’y a pas assez de médecins spécialisés en ophtalmologie, nous avons massivement ouvert des places dans les écoles d’orthoptie afin que des orthoptistes viennent aider les ophtalmologistes (en gérant la réalisation d’examens complémentaires, la prescription de lunettes…) et que les médecins puissent se consacrer aux maladies de l’œil.

Propos recueillis par Anne-Sophie Glover-Bondeau / C I E M

*Comprendre et soigner ses yeux, Pr Antoine Brézin, les éditions du Cerf, 2023